Ce texte fut initialement publié le 10 juin 2009, à l'occasion du quarantième anniversaire des émeutes de Stonewall, sur le site Les Toiles Roses, aujourd'hui disparu.
Donc,
il faut parler de Stonewall. C’est ennuyeux, j’y étais pas. Et
puis c’est de l’histoire ancienne… Pensez donc ! Quarante
berges !... C’est du lointain passé dans le fond des mémoires…
qui fermente et macère… qui se décompose en fumier… Le fameux
« mur de pierre », c’est un vieux pan d’ancienne
victoire qui peu à peu se désagrège… juste bon, une fois l’an,
à y pisser en chœur nos vieilles rancœurs… un hochet qu’on
agite aux parades de printemps pour justifier notre fierté… une
marotte poussiéreuse dont les grelots rouillés font « Proud !
Proud ! »…
c’est un prétexte à défiler quand tout à l’entour s’ankylose,
s’égruge, se délite…
C’est
quoi Stonewall, au fait ?... Vous n’êtes pas forcés de
savoir… Je vous brosse les faits vite fait : le 28 juin 1969,
vers une heure trente du matin, huit flics débarquent au « Stonewall
Inn », un bar gay de Christopher Street, Greenwich Village, New
York. Rien que de coutumier. C’est pareil tous les mois dans toutes
les boîtes à pédales. Le prétexte de la descente, c’est qu’on
y vent du liquoreux sans avoir de licence. Le rituel est immuable :
vérification des papiers, fichage des contrevenants, menottage d’une
poignée de mineurs et d’une brassée de folles. Le port de
fringues réservées au sexe opposé est passible de taule ;
pour éviter toute méprise et ne pas boucler d’innocents, des
agents féminins, matonnes habilitées, font se dépoiler les
suspect(e)s et perquisitionnent les culottes.
D’habitude,
le taf est peinard, les lopes ne bronchent pas d’un faux cil, se
laissent enfourgonner sans piper mot… Cette nuit-là, elles
regimbent, font tout un pataquès… Elles se cabrent devant le
panier à salade, refusent de se laisser rafler… Un attroupement se
forme dans la rue… travestis et lesbardes mélangés à quelques
beatniks… de la racaille en somme, qui grossit à vue d’œil et
semble très à cran…
Les flics se font huer, essuient quolibets et
injures, bientôt suivis de projectiles. Un brin décontenancés, ils
optent pour le retranchement et se claquemurent dans le troquet.
Cocktails Molotov, escarpins, parcmètres déracinés du trottoir
aident à les déloger. Des semeurs d’ordre déboulent en renfort,
pas moins de 400 poulets contre 2 000 gays et lesbiches
particulièrement remontés. Il faudra près d’une heure pour
pacifier le quartier – très momentanément… Le lendemain, les
rixes reprennent. Elles se succèdent cinq jours durant à travers le
Village… C’est le premier mouvement massivement revendicatif de
la communauté homo… c’est en mémoire de l’événement que
l’on organise les Gay Pride aux environs de la fin juin.
Stonewall,
acte de naissance de l’activisme gay, fut précédé par des
obsèques.
L’après-midi
du 27 juin, quelques heures avant le chambard, 20 000 croquants
suivaient sur Madison Avenue le cercueil de Judy Garland. Dans la
foule, des homos en masse rendaient à leur idole un ultime et
fervent hommage.
Ce funèbre cortège, c’était peut-être au fond
la première « Marche des Fiertés ». Une telle
procession de pédés, en grappes grouillantes et compactes, au grand
jour dans la rue, c’était du jamais vu. Judy était alors notre
icône absolue, ça tenait du délire… l’énormité du culte gay
était à peine pensable... Mylène à côté, c’est peau de balle…
Les psychologues tentaient d’élucider le phénomène dans les
colonnes du Times,
de l’Advocate.
Ils bricolaient des théories, freudonnaient
des raisons… ils y voyaient une sorte de transfert…
d’identification…
Les gays se reconnaissaient en Judy… un être fragile, tourmenté…
mal dans sa vie et dans ses rêves… une âme écartelée… star
adulée, femme meurtrie… capable de tous les excès, mais quand
même une battante, tenant en laisse son chien de sort autant qu’elle
en avait la poigne, broyée au bout du compte par un système
dévorateur. Accident ou suicide, une overdose de somnifères l’avait
finalement emportée par-delà l’arc-en-ciel.
C’est
peu dire que sa mort secoua la communauté. Le pulluleux
rassemblement des « Amis de Dorothy » (1)
à ses funérailles en atteste. Faut-il lier ce deuil aux émeutes de
Christopher Street ?... Certains s’y sont risqués… des
historiens, des analystes, ont parlé d’un rapport plus ou moins de
cause à effet… L’un d’eux a même écrit : « Les
émeutes de Stonewall, considérées comme le détonateur du
mouvement de libération gay, ont été menées par des travestis en
pleurs le jour de l’enterrement de la star. »
(2)
Le
coup des « travestis en pleurs », là, c’est peut-être
un peu poussé…
Au « Stonewall Inn », pour commencer,
les drag-queens étaient reluquées d’un œil torve. On les
écrémait à l’entrée, il leur fallait de la souplesse pour
passer le battant… D’ailleurs les patrons du boucard étaient
cent pour cent straight…
fricotaient avec la Mafia… négociaient avec les poulets les
sonnantes modalités d’une paix relative… Les bars gays tenus par
des tantes, c’était rarissime à l’époque. Nous étions alors,
comme souvent, une affriolante clientèle, spéculée par les
hétéros, parfois cossue, toujours trayable…
Mais
revenons à Judy… Sa mort eut-elle une incidence sur le
déclenchement du grabuge ?... Les larmes de tristesse ont-elles
fait déborder la coupe ?...
À
vrai dire, peu importe. Ce qui m’intéresse dans la question, c’est
l’indignation qu’elle soulève. Car elle provoqua des remous. Ça
n’est pas sérieux, voyez-vous, d’établir un rapport entre un
acte de rébellion historique et couillu, et le trépas d’une diva
des tantouses… John Loughery et Martin Duberman, auteurs de solides
ouvrages sur Stonewall, protestent d’abondance contre un tel
rapprochement. « Les
émeutiers,
dit le premier,
n’étaient pas du genre à rêver sur les albums de la Garland ou à
se rendre à ses concerts. Ils étaient plus préoccupés de savoir
où ils dormiraient et d’où viendrait leur prochain repas. »
(3)
Un lecteur de The
Advocate,
suite à un papier litigieux, se récrie en substance qu’il est
bien dégoûtant d’insinuer de telles sornettes, que la connexion
est puante et ne fut suggérée que des années plus tard, que le
modèle des émeutiers, c’étaient les Black Panthers, qu’ils
criaient « Gay
Power ! »
et pas « Love
you, Judy ! »…
Il y a du vrai là-dedans… Il y a aussi comme un déni des enjeux
affectifs, au profit d’une gloire sociale et militante…
— Comprenez…
Il faut en finir !... Vous allez tout féminiser !...
Lopettiser la noble geste !... De quoi on aura l’air
encore ?... Ah ! merde !... Laissez tomber Judy !...
Une droguée, et puis suicidaire !... Picoleuse et
neurasthénique !... C’est pas pour nous redorer le blason !
Ça va nous faire encore un beau profil !... Vous y songez au
moins ?... La représentation ?... Ça compte un peu, mon
brave !... L’image de nous qu’on donne !... Nos aînés
ne se sont pas fait ratatiner la gueule pour que leurs héritiers se
fardent le portrait !... La Représentation !... Nous avons
tant souffert de visions réductrices ! amputeuses et
avilissantes !... Mêler Judy à nos combats !... L’icône
des follingues !... Mais c’est rétrograder plein pot !...
Stonewall,
ce fut bien méritoire, je n’en disconviens pas. Ce fut un pas
considérable. Nous y avons acquis, entre autres beaux progrès, une
visibilité…
Moi,
c’est son corollaire qui me fait un peu suer. À présent qu’on
peut s’afficher, le sinistre souci de représenter quelque chose !
qui si possible n’indispose personne, qui ne choque ni ne déroge…
Ces
jours derniers, je lisais un bouquin joliment instructif d’une
essayiste américaine (4).
Il y est question de Judy et Stonewall. Stonewall, selon l’auteur,
ça a sonné le glas du Camp. Le culte des divas, l’effémination,
l’artifice… le goût de la futilité, de la pose et des
fanfreluches… le rêve aussi, la nostalgie… tout ça fut bel et
bien biffé à dater des émeutes. On ne renoue avec tout ce fatras
qu’une fois par an, pour le défilé des honteuses, pour mémoire
et pour défouler nos sales mauvaises tendances. Mais les
trois-cents-soixante-et-quelques jours restants, prière de se
déperruquer, de raidir le poignet et figer le croupion. C’est tout
pareil qu’au Moyen Âge avec les carnavals… le paroxysme autorisé
pour affermir le musellement… Sinon,
de quoi nous aurions l’air ?...
C’est
effrayant, la Représentation… l’obsession de la bonne image…
Un exemple parmi tant d’autres : prenez le cinéma… il faut
de moins en moins qu’on y voit des pédés méchants, lubriques ou
onduleurs… des caractères un peu complexes ou pas tout à fait
blancs… Ça nous a valu, ça nous vaut d’impensables pensums,
honnêtes et consternants… C’est le revers du « mur de
pierre »… C’est pourquoi il m’est difficile de causer de
Stonewall sans évoquer Judy et ses pleureuses, dont les
lamentations, que ça nous chante ou non, ont un peu cimenté le
parement, il me semble…
— Mais
pas du tout !... Vous n’y comprenez rien !... Ça,
c’étaient les mœurs du placard ! de l’armoire à
biscottes !... C’étaient les gays de l’ancien temps !...
On est francs du collier, maintenant ! On n’est plus des pédés
vintage !...
On n’a plus de manières !…
Vous
pensez à nos droits, bordel ?... Notre égalité, merde !...
On les décrochera pas en tortillant !... L’Image, ma chère !
L’Image !... Cachons nos différences, ça nous rendrait
scabreux !... Aujourd’hui qu’on peut s’intégrer, finies les
simagrées !... fredaines !... On pourrait jamais
pouponner ! Y avez-vous songé ?... On n’aura pas droit
aux mouflets en leur mettant la main aux fesses !... On était
trop évaporés, on méritait pas le mariage !... Aujourd’hui,
on est du concret !... Issus du « Mur de Pierre » !...
On est substantiels ! Consistants ! Parce qu’on a su se
fondre…
J’entends
ces propos-là tout le temps... L’Image ! La
Représentation !... D’accord… moi, je veux bien…
N’empêche, j’ai parfois l’impression… la fierté gay, plus
elle court et moins elle avance… Ça vire à la fierté caniche…
Ça se pare d’un fumet popote, de fragrances de fond de couche…
Des fois, ça fait du bien de sentir un peu le fagot… Alors,
Stonewall, il faut faire gaffe… Ce fut beaucoup notre Libération ;
c’est un peu, parfois, notre entrave…
(1)
Nom de code que
s’attribuaient les homosexuels américains, en référence au
personnage interprété par Judy Garland dans « Le Magicien
d’Oz »
(2)
Antoine Pickels, « Je
suis un mensonge, donc je suis la vérité », in Le
Labyrinthe des apparences,
éd. Complexe,
2000
(3)
John
Loughery, The
Other Side of Silence
(Henry Holt, 1998)
(4)
Rosemary
J. Coombe,
The Cultural Life of the Intellectual Properties
(Duke University Press, 1998)
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