mardi 7 octobre 2014

La torture sanctifiée : "MARTYRS" de Pascal Laugier




Martyrs est l'un des rares films d'horreur français à s'être taillé une réputation « culte » aux Etats-Unis. En France, son interdiction aux moins de 18 ans par le Comité de Classification des Films généra un tollé mémorable, qui incita la Ministre de la Culture, Christine Albanel, à solliciter un nouveau vote. Le film s'en tira avec une interdiction aux moins de 16 ans, assortie d'un avertissement au public : « Ce film inflige des images extrêmement éprouvantes exposant le supplice d’une jeune femme. Sa vision comme son interprétation requièrent des spectateurs préparés et distancés ».
En toute objectivité, Martyrs n'est guère plus sanglant que d'autres « torture porns » sortis à la même époque (1). Laugier privilégie une violence abrupte et sèche, qui, bien qu'incessante, s'éloigne autant que possible du tour de force gore. Si quelques plans dénotent un sadisme un brin complaisant, ils ne sont pas majoritaires, et jamais associés aux actes de torture proprement dits. Pour reprendre les termes de l'avertissement, la « vision » du film requiert certes des « spectateurs préparés », mais pas davantage que ne l'étaient ceux de la franchise Saw ou de Frontière(s), autre production française (plus exactement, franco-suisse) sortie l'année précédente. Son « interprétation », en revanche, nécessite une bonne dose de recul (les « spectateurs distancés » invoqués dans l'avertissement) et de vigilance.


Le scénario de Laugier relate la plongée de deux jeunes femmes dans une spirale d'horreur, où l'une d'elles se trouve engagée dès l'enfance. En 1971, la petite Lucie est séquestrée durant plusieurs mois par des tortionnaires inconnus. Après leur avoir échappé, elle est recueillie dans une institution pour enfants inadaptés où elle se lie d'amitié avec une autre fillette, Anna. Quinze ans plus tard, Lucie croit reconnaître ses bourreaux sur une photographie parue dans un journal. Sans hésiter, elle se rend à leur domicile pour les massacrer ainsi que leur famille. Rejointe par Anna sur le lieu du carnage, elle cède définitivement aux démons qui la hantent, et se suicide sous les yeux de son amie. 
Anna craint que Lucie n'ait tué des innocents, jusqu'à ce qu'elle découvre un passage secret conduisant à une base carcérale aménagée sous la maison. Elle tente de venir en aide à une prisonnière horriblement suppliciée, mais tombe entre les mains des tortionnaires. Il s'agit d'une organisation secrète s'ingéniant à créer des martyrs dans l'espoir de percer les secrets de l'au-delà. Ses membres se basent sur le paradigme chrétien voulant que la souffrance extrême plonge ceux qui l'endurent dans un état de transe extatique et leur ouvre des aperçus sur l'autre monde. Ils soumettent Anna, comme d'autres avant elle, à des séances de tabassage méthodiques. L'ultime épreuve, consistant à être dépecée vive, produit le résultat escompté. Anna accède à la Connaissance Suprême et confie ses visions à la responsable de l'organisation – qui, plutôt que de les répercuter à ses affidés, opte pour le suicide.


Le film se divise en deux parties bien distinctes : la première relève du « film de vengeance », et flirte avec l'épouvante par le biais des hallucinations de Lucie (elle se croit poursuivie par une prisonnière qu'elle avait abandonné quinze ans plus tôt en fuyant ses ravisseurs) ; la seconde relate le martyre d'Anna et les agissements du groupe d'illuminés. 
Cette division participe d'une démarche très concertée de Laugier, qui joue en permanence sur les notions de dualité et de répétition, et s'applique à mettre en miroir les éléments de son intrigue. Au calvaire de Lucie répond celui d'Anna ; à la prisonnière abandonnée au début du film répond la prisonnière découverte sous la maison ; à la première famille de bourreaux répond le couple qui lui succède ; au suicide de Lucie répond celui de Mademoiselle, la directrice de l'organisation (l'insistance de Mademoiselle à appeler Anna « Mademoiselle » suggère également une trouble affinité entre les deux femmes), et ainsi de suite. 
Il en ressort un sentiment d'implacable réitération de l'horreur (le rituel invariable des passages à tabac), de nécessitarisme voulant que tout acte traumatique engendre sa propre reproduction, sous une forme ou une autre. D'où le caractère fortement oppressant du film, dû davantage à sa logique fataliste qu'à ses effusions de sang. 
Laugier livre une œuvre perturbante grâce à une habile négociation de nos pressentiments et de nos attentes, qu'il confirme ou infirme tour à tour. 
Lorsqu'il nous montre la poursuite d'une fillette, juste après le générique évoquant la séquestration de Lucie, nous croyons qu'il s'agit d'une nouvelle victime. Or, la course se révèle être un jeu entre la gamine et son frère. Plus tard, la même fillette est à nouveau traquée, mais par Lucie cette fois, et le lien que nous avions initialement perçu entre cette enfant et les faits évoqués au générique se trouve confirmé : elle est la fille des bourreaux. Dans une optique inverse, lorsque Anna est faite prisonnière, nous devinons que ses tourments prendront une tournure répétitive, et c'est l'inflexible réapparition d'images attendues (l'échelle de fer s'abattant comme un couperet sur le sol de la geôle ; la cuillère de purée enfournée dans la bouche ; les coups de poing du bourreau) qui provoque l'effroi.


Admirablement structuré, Martyrs apparaît dans ses deux premiers tiers comme une dénonciation sans compromis de la violence. A ce stade de la narration, on ne relève qu'une seule lacune : les motivations de ceux qui commettent cette violence restent floues – excepté dans le cas de Lucie, qui ne l'emploie que parce qu'elle lui fut en quelque sorte inoculée par les mauvais traitements subis dans son enfance.
Cette imprécision quant aux mobiles des actes de cruauté rend le plaidoyer quelque peu nébuleux. Les anciens bourreaux de Lucie sont présentés comme des parents aisés, focalisés sur la réussite de leur progéniture (le fils est invectivé pour ses échecs scolaires, la fille est encensée pour ses exploits sportifs) et sur la préservation d'une apparence de cohésion. Certains analystes ont dès lors discerné dans le film une critique de la société capitaliste, de la bourgeoisie et de ses institutions, opinion renforcée par la révélation de la nature et du mode de fonctionnement de l'organisation (2). Sorte de club sélect regroupant de riches vieillards menés par une rombière, ce groupuscule est imprégné de christianisme et ses larbins agissent avec la froideur mécanique de fonctionnaires nazis.
Lorsque nous apprenons leurs visées et découvrons leurs méthodes, l'incertitude gênante que j'ai signalée se trouve pleinement dissipée, mais un nouveau doute y est substitué. La référence appuyée à la beauté du martyre, à sa valeur sacrée et à ses vertus transcendantes, éveille l'écho d'un fondamentalisme chrétien dont on connaît les dommageables répercussions sur le cinéma d'horreur. Car si Laugier présente les membres de l'organisation comme des antagonistes, cela n'implique nullement qu'il rejette leurs idées. La fin du film le démontre clairement.


Après avoir été dépecée vive, Anna accède à la béatitude, donnant ainsi raison aux théories eschatologiques de Mademoiselle et de ses sbires. Si le cinéaste les avait dénoncées comme délirantes – en montrant que le calvaire d'Anna n'aboutissait à rien –, il eût été possible de voir en Martyrs un authentique brûlot dirigé contre le fanatisme religieux. Mais en filmant son héroïne écorchée dans une pose christique, et en nous gratifiant d'une plongée à l'intérieur de son œil, ouvrant sur un gouffre de nuées blanches, Laugier valide les hypothèses barbares des bourreaux et donne sens à leurs actes. Nous voyons ensuite Anna souffler à l'oreille de Mademoiselle la teneur de ses visions, comme en absolution des tourments que la vieillarde lui fit endurer. 
Ce sont probablement les scènes les plus authentiquement choquantes du film, qui consentent un poids de vérité aux plus fumeux alibis de la cruauté humaine, et qui, glorifiant la figure du martyr, sanctifient les atrocités qui lui sont infligées. 
Laugier enfonce le clou en nous rappelant, avant le générique de fin, l'étymologie du mot « martyr » – du grec « marturos » : témoin. Une façon de subordonner le statut de victime à celui de prophète, et d'éluder ainsi tout ce que le concept du martyre comporte d'intolérable.


Il devient dès lors impossible d'envisager l'œuvre autrement que comme une apologie de la torture en tant que vecteur de la transcendance. Le thème obsessionnel de la dualité révèle sa finalité en se fondant en son corollaire : le dualisme religieux. Les vertus féministes attribuées au film par certains de ses défenseurs sont également rendues caduques. La remarque de Mademoiselle sur la prédisposition des femmes à faire les meilleures martyres pouvait passer pour insane et démontrer les intentions critiques de Laugier. Jusqu'à ce qu'il les adoube par la conclusion, leur accordant ainsi une sinistre pertinence.
Au final, si Martyrs est indéniablement l'un des exemples les plus aboutis de ce que l'américain James Quandt (3) baptisa le New French Extremism, il est aussi l'une des œuvres les plus détestablement réactionnaires du « torture porn » et du cinéma horrifique contemporain.


(1) Il faut néanmoins rappeler que Saw III écopa également, en France, d'une interdiction aux moins de 18 ans.
(2)Gwendolyne Audrey Foster (2012) « Subverting Capitalism and Blind Faith : Pascal Laugier's Martyrs », site Film International, <http://filmint.nu/?p=5417>
(3) : James Quandt, « Flesh & Blood : Sex and Violence in Recent French Cinema », Artforum, février 2004, <http://findarticles.com/p/articles/mi_m0268/is_6_42/ai_113389507/>, supprimé