mardi 7 octobre 2014

La torture sanctifiée : "MARTYRS" de Pascal Laugier




Martyrs est l'un des rares films d'horreur français à s'être taillé une réputation « culte » aux Etats-Unis. En France, son interdiction aux moins de 18 ans par le Comité de Classification des Films généra un tollé mémorable, qui incita la Ministre de la Culture, Christine Albanel, à solliciter un nouveau vote. Le film s'en tira avec une interdiction aux moins de 16 ans, assortie d'un avertissement au public : « Ce film inflige des images extrêmement éprouvantes exposant le supplice d’une jeune femme. Sa vision comme son interprétation requièrent des spectateurs préparés et distancés ».
En toute objectivité, Martyrs n'est guère plus sanglant que d'autres « torture porns » sortis à la même époque (1). Laugier privilégie une violence abrupte et sèche, qui, bien qu'incessante, s'éloigne autant que possible du tour de force gore. Si quelques plans dénotent un sadisme un brin complaisant, ils ne sont pas majoritaires, et jamais associés aux actes de torture proprement dits. Pour reprendre les termes de l'avertissement, la « vision » du film requiert certes des « spectateurs préparés », mais pas davantage que ne l'étaient ceux de la franchise Saw ou de Frontière(s), autre production française (plus exactement, franco-suisse) sortie l'année précédente. Son « interprétation », en revanche, nécessite une bonne dose de recul (les « spectateurs distancés » invoqués dans l'avertissement) et de vigilance.


Le scénario de Laugier relate la plongée de deux jeunes femmes dans une spirale d'horreur, où l'une d'elles se trouve engagée dès l'enfance. En 1971, la petite Lucie est séquestrée durant plusieurs mois par des tortionnaires inconnus. Après leur avoir échappé, elle est recueillie dans une institution pour enfants inadaptés où elle se lie d'amitié avec une autre fillette, Anna. Quinze ans plus tard, Lucie croit reconnaître ses bourreaux sur une photographie parue dans un journal. Sans hésiter, elle se rend à leur domicile pour les massacrer ainsi que leur famille. Rejointe par Anna sur le lieu du carnage, elle cède définitivement aux démons qui la hantent, et se suicide sous les yeux de son amie. 
Anna craint que Lucie n'ait tué des innocents, jusqu'à ce qu'elle découvre un passage secret conduisant à une base carcérale aménagée sous la maison. Elle tente de venir en aide à une prisonnière horriblement suppliciée, mais tombe entre les mains des tortionnaires. Il s'agit d'une organisation secrète s'ingéniant à créer des martyrs dans l'espoir de percer les secrets de l'au-delà. Ses membres se basent sur le paradigme chrétien voulant que la souffrance extrême plonge ceux qui l'endurent dans un état de transe extatique et leur ouvre des aperçus sur l'autre monde. Ils soumettent Anna, comme d'autres avant elle, à des séances de tabassage méthodiques. L'ultime épreuve, consistant à être dépecée vive, produit le résultat escompté. Anna accède à la Connaissance Suprême et confie ses visions à la responsable de l'organisation – qui, plutôt que de les répercuter à ses affidés, opte pour le suicide.


Le film se divise en deux parties bien distinctes : la première relève du « film de vengeance », et flirte avec l'épouvante par le biais des hallucinations de Lucie (elle se croit poursuivie par une prisonnière qu'elle avait abandonné quinze ans plus tôt en fuyant ses ravisseurs) ; la seconde relate le martyre d'Anna et les agissements du groupe d'illuminés. 
Cette division participe d'une démarche très concertée de Laugier, qui joue en permanence sur les notions de dualité et de répétition, et s'applique à mettre en miroir les éléments de son intrigue. Au calvaire de Lucie répond celui d'Anna ; à la prisonnière abandonnée au début du film répond la prisonnière découverte sous la maison ; à la première famille de bourreaux répond le couple qui lui succède ; au suicide de Lucie répond celui de Mademoiselle, la directrice de l'organisation (l'insistance de Mademoiselle à appeler Anna « Mademoiselle » suggère également une trouble affinité entre les deux femmes), et ainsi de suite. 
Il en ressort un sentiment d'implacable réitération de l'horreur (le rituel invariable des passages à tabac), de nécessitarisme voulant que tout acte traumatique engendre sa propre reproduction, sous une forme ou une autre. D'où le caractère fortement oppressant du film, dû davantage à sa logique fataliste qu'à ses effusions de sang. 
Laugier livre une œuvre perturbante grâce à une habile négociation de nos pressentiments et de nos attentes, qu'il confirme ou infirme tour à tour. 
Lorsqu'il nous montre la poursuite d'une fillette, juste après le générique évoquant la séquestration de Lucie, nous croyons qu'il s'agit d'une nouvelle victime. Or, la course se révèle être un jeu entre la gamine et son frère. Plus tard, la même fillette est à nouveau traquée, mais par Lucie cette fois, et le lien que nous avions initialement perçu entre cette enfant et les faits évoqués au générique se trouve confirmé : elle est la fille des bourreaux. Dans une optique inverse, lorsque Anna est faite prisonnière, nous devinons que ses tourments prendront une tournure répétitive, et c'est l'inflexible réapparition d'images attendues (l'échelle de fer s'abattant comme un couperet sur le sol de la geôle ; la cuillère de purée enfournée dans la bouche ; les coups de poing du bourreau) qui provoque l'effroi.


Admirablement structuré, Martyrs apparaît dans ses deux premiers tiers comme une dénonciation sans compromis de la violence. A ce stade de la narration, on ne relève qu'une seule lacune : les motivations de ceux qui commettent cette violence restent floues – excepté dans le cas de Lucie, qui ne l'emploie que parce qu'elle lui fut en quelque sorte inoculée par les mauvais traitements subis dans son enfance.
Cette imprécision quant aux mobiles des actes de cruauté rend le plaidoyer quelque peu nébuleux. Les anciens bourreaux de Lucie sont présentés comme des parents aisés, focalisés sur la réussite de leur progéniture (le fils est invectivé pour ses échecs scolaires, la fille est encensée pour ses exploits sportifs) et sur la préservation d'une apparence de cohésion. Certains analystes ont dès lors discerné dans le film une critique de la société capitaliste, de la bourgeoisie et de ses institutions, opinion renforcée par la révélation de la nature et du mode de fonctionnement de l'organisation (2). Sorte de club sélect regroupant de riches vieillards menés par une rombière, ce groupuscule est imprégné de christianisme et ses larbins agissent avec la froideur mécanique de fonctionnaires nazis.
Lorsque nous apprenons leurs visées et découvrons leurs méthodes, l'incertitude gênante que j'ai signalée se trouve pleinement dissipée, mais un nouveau doute y est substitué. La référence appuyée à la beauté du martyre, à sa valeur sacrée et à ses vertus transcendantes, éveille l'écho d'un fondamentalisme chrétien dont on connaît les dommageables répercussions sur le cinéma d'horreur. Car si Laugier présente les membres de l'organisation comme des antagonistes, cela n'implique nullement qu'il rejette leurs idées. La fin du film le démontre clairement.


Après avoir été dépecée vive, Anna accède à la béatitude, donnant ainsi raison aux théories eschatologiques de Mademoiselle et de ses sbires. Si le cinéaste les avait dénoncées comme délirantes – en montrant que le calvaire d'Anna n'aboutissait à rien –, il eût été possible de voir en Martyrs un authentique brûlot dirigé contre le fanatisme religieux. Mais en filmant son héroïne écorchée dans une pose christique, et en nous gratifiant d'une plongée à l'intérieur de son œil, ouvrant sur un gouffre de nuées blanches, Laugier valide les hypothèses barbares des bourreaux et donne sens à leurs actes. Nous voyons ensuite Anna souffler à l'oreille de Mademoiselle la teneur de ses visions, comme en absolution des tourments que la vieillarde lui fit endurer. 
Ce sont probablement les scènes les plus authentiquement choquantes du film, qui consentent un poids de vérité aux plus fumeux alibis de la cruauté humaine, et qui, glorifiant la figure du martyr, sanctifient les atrocités qui lui sont infligées. 
Laugier enfonce le clou en nous rappelant, avant le générique de fin, l'étymologie du mot « martyr » – du grec « marturos » : témoin. Une façon de subordonner le statut de victime à celui de prophète, et d'éluder ainsi tout ce que le concept du martyre comporte d'intolérable.


Il devient dès lors impossible d'envisager l'œuvre autrement que comme une apologie de la torture en tant que vecteur de la transcendance. Le thème obsessionnel de la dualité révèle sa finalité en se fondant en son corollaire : le dualisme religieux. Les vertus féministes attribuées au film par certains de ses défenseurs sont également rendues caduques. La remarque de Mademoiselle sur la prédisposition des femmes à faire les meilleures martyres pouvait passer pour insane et démontrer les intentions critiques de Laugier. Jusqu'à ce qu'il les adoube par la conclusion, leur accordant ainsi une sinistre pertinence.
Au final, si Martyrs est indéniablement l'un des exemples les plus aboutis de ce que l'américain James Quandt (3) baptisa le New French Extremism, il est aussi l'une des œuvres les plus détestablement réactionnaires du « torture porn » et du cinéma horrifique contemporain.


(1) Il faut néanmoins rappeler que Saw III écopa également, en France, d'une interdiction aux moins de 18 ans.
(2)Gwendolyne Audrey Foster (2012) « Subverting Capitalism and Blind Faith : Pascal Laugier's Martyrs », site Film International, <http://filmint.nu/?p=5417>
(3) : James Quandt, « Flesh & Blood : Sex and Violence in Recent French Cinema », Artforum, février 2004, <http://findarticles.com/p/articles/mi_m0268/is_6_42/ai_113389507/>, supprimé

vendredi 13 juin 2014

I, AN ACTRESS (George KUCHAR, 1977)



I, an Actress s'apparente aux « films de cours » tournés par George Kuchar au San Francisco Art Institute. 
Il y filme l'une de ses étudiantes répétant une scène de théâtre sous sa direction, en vue d'une audition. 
Dans la scène en question, une femme invective violemment son compagnon, figuré par un mannequin portant perruque et manteau. George interrompt sans cesse la comédienne pour la pousser à extérioriser ses émotions de façon toujours plus extrême. Il déclame ses répliques avec hystérie, lui montre comment elle doit se caresser les seins, sauter en l'air, ou ramper sur le sol. 
Il donne à son élève hilare, ainsi qu'aux spectateurs, une délirante leçon de Camp, où il libère une féminité agressive et exacerbée. Ce faisant, il démontre que le métier de comédien ne doit pas être pris trop au sérieux, que le réalisme n'est pas nécessaire à l'authenticité. Le sujet de la scène répétée permet l'expression d'une révolte contre l'hégémonie masculine ; le partenaire-mannequin devient un défouloir qui, à force d'être malmené, finit par "perdre la tête" au sens littéral. 
Mais Kuchar se montre lui-même despotique, empêchant la comédienne de terminer ses répliques et lui faisant adopter des postures équivoques (il la fait se jeter aux pieds du mannequin, dans une position évoquant une fellation). Il en ressort une vision brutale des rapports de sexe, dans une profession où la femme fait toujours l'objet d'une exploitation, même au sein d'un projet qui veut dénoncer cet état de fait (en profitant de la répétition pour réaliser son propre film, Kuchar exploite son étudiante). 
Au final, ce petit film se révèle une charge postféministe percutante, ainsi qu'une démonstration drolatique de la porosité des genres sexuels et de leur caractère performatif.


mercredi 11 juin 2014

C'EST LA FAUTE A JUDY


Ce texte fut initialement publié le 10 juin 2009, à l'occasion du quarantième anniversaire des émeutes de Stonewall, sur le site Les Toiles Roses, aujourd'hui disparu.



Donc, il faut parler de Stonewall. C’est ennuyeux, j’y étais pas. Et puis c’est de l’histoire ancienne… Pensez donc ! Quarante berges !... C’est du lointain passé dans le fond des mémoires… qui fermente et macère… qui se décompose en fumier… Le fameux « mur de pierre », c’est un vieux pan d’ancienne victoire qui peu à peu se désagrège… juste bon, une fois l’an, à y pisser en chœur nos vieilles rancœurs… un hochet qu’on agite aux parades de printemps pour justifier notre fierté… une marotte poussiéreuse dont les grelots rouillés font « Proud ! Proud ! »… c’est un prétexte à défiler quand tout à l’entour s’ankylose, s’égruge, se délite…

C’est quoi Stonewall, au fait ?... Vous n’êtes pas forcés de savoir… Je vous brosse les faits vite fait : le 28 juin 1969, vers une heure trente du matin, huit flics débarquent au « Stonewall Inn », un bar gay de Christopher Street, Greenwich Village, New York. Rien que de coutumier. C’est pareil tous les mois dans toutes les boîtes à pédales. Le prétexte de la descente, c’est qu’on y vent du liquoreux sans avoir de licence. Le rituel est immuable : vérification des papiers, fichage des contrevenants, menottage d’une poignée de mineurs et d’une brassée de folles. Le port de fringues réservées au sexe opposé est passible de taule ; pour éviter toute méprise et ne pas boucler d’innocents, des agents féminins, matonnes habilitées, font se dépoiler les suspect(e)s et perquisitionnent les culottes.

D’habitude, le taf est peinard, les lopes ne bronchent pas d’un faux cil, se laissent enfourgonner sans piper mot… Cette nuit-là, elles regimbent, font tout un pataquès… Elles se cabrent devant le panier à salade, refusent de se laisser rafler… Un attroupement se forme dans la rue… travestis et lesbardes mélangés à quelques beatniks… de la racaille en somme, qui grossit à vue d’œil et semble très à cran… 
Les flics se font huer, essuient quolibets et injures, bientôt suivis de projectiles. Un brin décontenancés, ils optent pour le retranchement et se claquemurent dans le troquet. Cocktails Molotov, escarpins, parcmètres déracinés du trottoir aident à les déloger. Des semeurs d’ordre déboulent en renfort, pas moins de 400 poulets contre 2 000 gays et lesbiches particulièrement remontés. Il faudra près d’une heure pour pacifier le quartier – très momentanément… Le lendemain, les rixes reprennent. Elles se succèdent cinq jours durant à travers le Village… C’est le premier mouvement massivement revendicatif de la communauté homo… c’est en mémoire de l’événement que l’on organise les Gay Pride aux environs de la fin juin.


Stonewall, acte de naissance de l’activisme gay, fut précédé par des obsèques.
     L’après-midi du 27 juin, quelques heures avant le chambard, 20 000 croquants suivaient sur Madison Avenue le cercueil de Judy Garland. Dans la foule, des homos en masse rendaient à leur idole un ultime et fervent hommage.
Ce funèbre cortège, c’était peut-être au fond la première « Marche des Fiertés ». Une telle procession de pédés, en grappes grouillantes et compactes, au grand jour dans la rue, c’était du jamais vu. Judy était alors notre icône absolue, ça tenait du délire… l’énormité du culte gay était à peine pensable... Mylène à côté, c’est peau de balle… Les psychologues tentaient d’élucider le phénomène dans les colonnes du Times, de l’Advocate. Ils bricolaient des théories, freudonnaient des raisons… ils y voyaient une sorte de transfert… d’identification… Les gays se reconnaissaient en Judy… un être fragile, tourmenté… mal dans sa vie et dans ses rêves… une âme écartelée… star adulée, femme meurtrie… capable de tous les excès, mais quand même une battante, tenant en laisse son chien de sort autant qu’elle en avait la poigne, broyée au bout du compte par un système dévorateur. Accident ou suicide, une overdose de somnifères l’avait finalement emportée par-delà l’arc-en-ciel.



C’est peu dire que sa mort secoua la communauté. Le pulluleux rassemblement des « Amis de Dorothy » (1) à ses funérailles en atteste. Faut-il lier ce deuil aux émeutes de Christopher Street ?... Certains s’y sont risqués… des historiens, des analystes, ont parlé d’un rapport plus ou moins de cause à effet… L’un d’eux a même écrit : « Les émeutes de Stonewall, considérées comme le détonateur du mouvement de libération gay, ont été menées par des travestis en pleurs le jour de l’enterrement de la star. » (2)
Le coup des « travestis en pleurs », là, c’est peut-être un peu poussé… 
Au « Stonewall Inn », pour commencer, les drag-queens étaient reluquées d’un œil torve. On les écrémait à l’entrée, il leur fallait de la souplesse pour passer le battant… D’ailleurs les patrons du boucard étaient cent pour cent straight… fricotaient avec la Mafia… négociaient avec les poulets les sonnantes modalités d’une paix relative… Les bars gays tenus par des tantes, c’était rarissime à l’époque. Nous étions alors, comme souvent, une affriolante clientèle, spéculée par les hétéros, parfois cossue, toujours trayable

Mais revenons à Judy… Sa mort eut-elle une incidence sur le déclenchement du grabuge ?... Les larmes de tristesse ont-elles fait déborder la coupe ?...

À vrai dire, peu importe. Ce qui m’intéresse dans la question, c’est l’indignation qu’elle soulève. Car elle provoqua des remous. Ça n’est pas sérieux, voyez-vous, d’établir un rapport entre un acte de rébellion historique et couillu, et le trépas d’une diva des tantouses… John Loughery et Martin Duberman, auteurs de solides ouvrages sur Stonewall, protestent d’abondance contre un tel rapprochement. « Les émeutiers, dit le premier, n’étaient pas du genre à rêver sur les albums de la Garland ou à se rendre à ses concerts. Ils étaient plus préoccupés de savoir où ils dormiraient et d’où viendrait leur prochain repas. » (3) Un lecteur de The Advocate, suite à un papier litigieux, se récrie en substance qu’il est bien dégoûtant d’insinuer de telles sornettes, que la connexion est puante et ne fut suggérée que des années plus tard, que le modèle des émeutiers, c’étaient les Black Panthers, qu’ils criaient « Gay Power ! » et pas « Love you, Judy ! »… Il y a du vrai là-dedans… Il y a aussi comme un déni des enjeux affectifs, au profit d’une gloire sociale et militante…

Comprenez… Il faut en finir !... Vous allez tout féminiser !... Lopettiser la noble geste !... De quoi on aura l’air encore ?... Ah ! merde !... Laissez tomber Judy !... Une droguée, et puis suicidaire !... Picoleuse et neurasthénique !... C’est pas pour nous redorer le blason ! Ça va nous faire encore un beau profil !... Vous y songez au moins ?... La représentation ?... Ça compte un peu, mon brave !... L’image de nous qu’on donne !... Nos aînés ne se sont pas fait ratatiner la gueule pour que leurs héritiers se fardent le portrait !... La Représentation !... Nous avons tant souffert de visions réductrices ! amputeuses et avilissantes !... Mêler Judy à nos combats !... L’icône des follingues !... Mais c’est rétrograder plein pot !...

Stonewall, ce fut bien méritoire, je n’en disconviens pas. Ce fut un pas considérable. Nous y avons acquis, entre autres beaux progrès, une visibilité

Moi, c’est son corollaire qui me fait un peu suer. À présent qu’on peut s’afficher, le sinistre souci de représenter quelque chose ! qui si possible n’indispose personne, qui ne choque ni ne déroge…

Ces jours derniers, je lisais un bouquin joliment instructif d’une essayiste américaine (4). Il y est question de Judy et Stonewall. Stonewall, selon l’auteur, ça a sonné le glas du Camp. Le culte des divas, l’effémination, l’artifice… le goût de la futilité, de la pose et des fanfreluches… le rêve aussi, la nostalgie… tout ça fut bel et bien biffé à dater des émeutes. On ne renoue avec tout ce fatras qu’une fois par an, pour le défilé des honteuses, pour mémoire et pour défouler nos sales mauvaises tendances. Mais les trois-cents-soixante-et-quelques jours restants, prière de se déperruquer, de raidir le poignet et figer le croupion. C’est tout pareil qu’au Moyen Âge avec les carnavals… le paroxysme autorisé pour affermir le musellement… Sinon, de quoi nous aurions l’air ?...

C’est effrayant, la Représentation… l’obsession de la bonne image… Un exemple parmi tant d’autres : prenez le cinéma… il faut de moins en moins qu’on y voit des pédés méchants, lubriques ou onduleurs… des caractères un peu complexes ou pas tout à fait blancs… Ça nous a valu, ça nous vaut d’impensables pensums, honnêtes et consternants… C’est le revers du « mur de pierre »… C’est pourquoi il m’est difficile de causer de Stonewall sans évoquer Judy et ses pleureuses, dont les lamentations, que ça nous chante ou non, ont un peu cimenté le parement, il me semble…

Mais pas du tout !... Vous n’y comprenez rien !... Ça, c’étaient les mœurs du placard ! de l’armoire à biscottes !... C’étaient les gays de l’ancien temps !... On est francs du collier, maintenant ! On n’est plus des pédés vintage !... On n’a plus de manières !Vous pensez à nos droits, bordel ?... Notre égalité, merde !... On les décrochera pas en tortillant !... L’Image, ma chère ! L’Image !... Cachons nos différences, ça nous rendrait scabreux !... Aujourd’hui qu’on peut s’intégrer, finies les simagrées !... fredaines !... On pourrait jamais pouponner ! Y avez-vous songé ?... On n’aura pas droit aux mouflets en leur mettant la main aux fesses !... On était trop évaporés, on méritait pas le mariage !... Aujourd’hui, on est du concret !... Issus du « Mur de Pierre » !... On est substantiels ! Consistants ! Parce qu’on a su se fondre…

J’entends ces propos-là tout le temps... L’Image ! La Représentation !... D’accord… moi, je veux bien… N’empêche, j’ai parfois l’impression… la fierté gay, plus elle court et moins elle avance… Ça vire à la fierté caniche… Ça se pare d’un fumet popote, de fragrances de fond de couche… Des fois, ça fait du bien de sentir un peu le fagot… Alors, Stonewall, il faut faire gaffe… Ce fut beaucoup notre Libération ; c’est un peu, parfois, notre entrave… 

 

(1) Nom de code que s’attribuaient les homosexuels américains, en référence au personnage interprété par Judy Garland dans « Le Magicien d’Oz »

(2) Antoine Pickels, « Je suis un mensonge, donc je suis la vérité », in Le Labyrinthe des apparences, éd. Complexe, 2000

(3) John Loughery, The Other Side of Silence (Henry Holt, 1998)

(4) Rosemary J. Coombe, The Cultural Life of the Intellectual Properties (Duke University Press, 1998)


mercredi 14 mai 2014

MRS AYLWOOD NE VEUT PAS MOURIR (Johann G. LOUIS, 2013)


Susan Aylwood, star hollywoodienne oubliée, vit recluse dans sa maison normande, en compagnie de sa gouvernante, Caroline. Hantée par son passé et sa splendeur perdue, elle remâche ses souvenirs, tyrannise ses proches, et rêve d’un retour à l’écran. Mais qu’en est-il réellement de ce projet de film dont l’entretient son entourage ?


Avec Mrs Aylwood ne veut pas mourir, Johann G. Louis rend hommage aux divas de celluloïd des années 1930/40. Le titre du film fait clairement référence au « Hollywood ne veut pas mourir » martelé par Christophe dans la chanson « Señorita ». Les ombres de Norma Desmond (Boulevard du Crépuscule), de Margaret Elliot (The Star) et de Jane Hudson (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?) planent sur la retraite languide de l’acerbe Miss Aylwood.
Hollywood a la peau dure ; Hollywood est peau de vache.
Crispée sur son passé comme une naufragée sur sa planche de salut, la vieille dame trop digne confond horizon et abîme, promesses et remembrances, et discerne des reflets d’aube dans les derniers feux du couchant.


« Le personnage de Mrs Aylwood a été nourri de la lecture de multiples biographies d’actrices considérées aujourd’hui comme des mythes, notamment Bette Davis », déclare Johann G. Louis.
Parfaitement rompu à la culture Camp, le cinéaste livre une méditation ambiguë sur la force de l’illusion et la pérennité des mythes. La simplicité apparente de l’argument dissimule avec tact la complexité d’une intrigue basée sur l’artifice, et offrant, en conséquence, plusieurs interprétations possibles.
Il est difficile de commenter de façon soutenue un film reposant sur un twist final (ou « rebondissement », pour parler français) sans éventer ce dernier. Le critique se trouve dans l’inconfortable position dite « du cul entre deux chaises ». Faut-il préserver le coup de théâtre en renonçant à toute analyse ? Ne reste que le loisir de vanter les qualités techniques de l’œuvre (la photographie feutrée de Chloé Robert, trouant sa palette hivernale de quelques résidus de flamboyance ; la partition mélancolique d’Antoine Trameçon) et le talent des comédiens (dominés par une Geneviève Brunet impériale dans le registre de la vanité meurtrie). Faut-il au contraire faire fi de toute précaution (quitte à passer pour un goujat) et traiter ouvertement du sujet, là où le twist suscite précisément le débat ?
Le problème se pose avec acuité dans le cas de Mrs Aylwood ne veut pas mourir, tant sa révélation finale détermine ses qualités ou ses faiblesses, selon le point de vue du spectateur (et surtout, selon l’intention présumée de Johann G. Louis). Je ne peux me résoudre à passer sous silence,
sous prétexte de maintenir un effet de surprise, ce qui m’apparaît comme le premier centre d’intérêt de l’œuvre (son jeu sur l’artifice et sur son corollaire : le mensonge). Aussi conseillerai-je au lecteur souhaitant préserver sa fraîcheur d’approche d’interrompre ici sa lecture, et de ne la reprendre qu’après avoir visionné le film.


Le résumé du scénario qui ouvre cet article pose, dans sa première phrase, ce qui me semble être, sinon le problème du film, du moins l’un des facteurs de son ambiguïté. « Susan Aylwood, star hollywoodienne oubliée, vit recluse dans sa maison normande ».
Vous connaissez beaucoup de stars hollywoodiennes qui choisissent la Normandie comme lieu de retraite ? L’irréalisme du postulat insinue le doute quant à l’identité de Mrs Aylwood. Est-elle réellement celle qu’elle prétend être ?
En conséquence, la révélation finale ne surprend qu’à moitié : Caroline n’est autre que la fille de la vieille dame, et son soi-disant imprésario semble bien être un ancien amant. Quant au réalisateur du film en projet et à la comédienne censée lui donner la réplique, ils sont les antiquaires du village voisin. L’entourage de Mrs Aylwood la berce d’illusions pour adoucir ses vieux jours. Boulevard du crépuscule n’est décidément pas loin, où le majordome de Norma Desmond s’avérait être son ex-mari, infatigable rédacteur de lettres de fans imaginaires et consciencieux ordonnateur de chimères. Comme chez Billy Wilder, il est question d’un film hypothétique destiné à relancer la carrière de la comédienne, et dont chacun sait qu’il ne sera jamais tourné. 


Mais Norma Desmond était une star authentique. Pour ce qui est de Susan Aylwood, un sérieux doute est permis, que Johann G. Louis ne dissipe jamais. Cette irrésolution laisse le spectateur libre d’opter pour l’une ou l’autre des deux interprétations possibles. Soit Mrs Aylwood est une star véritable, soit elle n’est qu’une lunatique désargentée, admiratrice d’une déesse de l’écran ne survivant que dans sa mémoire, et à laquelle elle s’identifie. L’intrigue prend alors une autre dimension, et offre une réflexion autrement stimulante.
Si l’on retient la seconde option, Mrs Aylwood ne veut pas mourir apparaît comme une méditation troublante sur la pérennité du rêve hollywoodien et la puissance de l’artifice.  Le Hollywood des années 1940, dont Susan Aylwood se dit une survivante, reposait en partie sur une représentation Camp de la féminité. Il en offrait une image archétypale empreinte de glamour, d’émotivité, de sophistication, et très largement fabriquée. Les stars féminines, créatures factices élaborées par les studios, n’avaient souvent d’autre réalité que l’image qu’elles imposaient – ou qu’on leur enjoignait d’incarner. Leur statut d’idoles impliquait un état de représentation constante.
En adoptant cette attitude, la pseudo Mrs Aylwood ne fait que reproduire une façon d’être – perpétuer l’image d’un être façonné. Dans cette optique, il importe peu qu’elle soit ou non la vedette qu’elle prétend être ; la légitimité n’est qu’un élément accessoire, dans la mesure où son modèle n’était lui-même qu’une figure artificielle, un concentré d’illusions. Dès lors, ce que capte Johann G. Louis est l’essence même du leurre hollywoodien, rendu d’autant plus manifeste qu’il apparaît sorti de son contexte, libéré de son environnement naturel – et clinquant –, exposé au petit jour terne d’un réel dépitant.


Si, au contraire, Mrs Aylwood est vraiment une star oubliée, la réflexion perd de sa profondeur. Il ne s’agit plus que d’une évocation mortifère du glamour, non d’une exploration de ses mécanismes et de ses enjeux. Le discours sur la dichotomie réel / imaginaire se réduit à l’élaboration de mensonges familiaux et à une élégante célébration de la surface du rêve hollywoodien. Un détail confirme cette option : lorsque l’un des tableaux de la vieille dame est mis en vente pour renflouer ses comptes, un carton inséré dans le cadre indique qu’il « a appartenu à l’actrice Susan Aylwood ». C’est le seul élément laissant à penser que Mrs Aylwood est bien une idole déchue. Le fait que l’un de ses films soit diffusé à la télévision, de même que l’affiche décorant son boudoir, ne prouvent que l’existence d’une actrice nommée Susan Aylwood, non que la vieille dame soit celle-ci.
La beauté du film de Johann G. Louis réside dans ses équivoques. A l’image de son héroïne, Mrs Aylwood ne veut pas mourir est une œuvre secrète, pétrie de charme, d’amertume et de contradictions.


Bande-annonce :

samedi 5 avril 2014

ACTION OU VERITE (Truth or Dare / Truth or Die) 2012, Angleterre, Robert Heath



Action ou vérité s'inscrit dans une mouvance récente du « torture porn », qui intégre au sous-genre des éléments diégétiques et esthétiques issus du slasher des années 1980 et de la tradition gothique1. Abandonnant les décors post-industriels de Saw et de Hostel, et limitant les effets gore en faveur d'une violence plus cérébrale, ce courant s'attache à l'une des influences souterraines (mais déterminantes) de Saw : le roman policier à énigme du type « Dix petits Nègres ». Individus réunis en un lieu isolé, élimination progressive des protagonistes, climat de suspicion et animosité croissante entre les survivants, twists multiples : ces données invariables donnent souvent matière à des fables morales aussi sommaires que ludiques. On y retrouve certaines constantes propres à la littérature gothique : un fond de puritanisme inquiet, l'identification de l'aristocratie au Mal, un mélange de conservatisme et de progressisme souvent sensible dans la peinture des personnages féminins.




Le film de Robert Heath évoque à ce titre l'univers du cinéaste Pete Walker, figure emblématique du cinéma d'horreur britannique des années 1970, dont les œuvres de facture anticonformiste dissimulaient un propos souvent réactionnaire. Action ou vérité explore l'un des thèmes de prédilection de Walker : la famille, ses principes fondamentaux et ses dysfonctionnements. Celle du film, vieille de seize générations et reposant sur une intransigeante foi catholique, est un produit typique de l'ordre patriarcal le plus répressif. Le cadet de la lignée, Felix (Tom Kane), est humilié par des camarades étudiants lors d'une partie d' « action ou vérité »2 où il révèle son attirance pour la séduisante Gemma (Florence Hall). Quelques mois plus tard, ses tourmenteurs sont invités à célébrer son anniversaire dans la riche demeure ancestrale. Trouvant les lieux déserts, ils apprennent par un domestique que la fête aura lieu dans une cabane au milieu d'un bois. Ils y sont accueillis par Justin (David Oakes), le frère de Felix, retenu à l'étranger par une œuvre caritative. Le jeune homme les convie à une partie d' « action ou vérité » où il leur révèle que Felix s'est suicidé après avoir reçu une carte postale anonyme l'accusant d'homosexualité. Justin soumet ses hôtes à la torture afin que l'expéditeur du billet se dénonce. Contraint de lui servir d'assistant, Luke (Alexander Vlahos) est épargné par les épreuves, alors qu'il est le véritable coupable. Gemma parvient à s'enfuir et se réfugie dans la demeure familiale, où elle découvre Felix toujours vivant, paralysé suite à sa tentative de suicide. Elle est tuée par Justin, qui mène son frère à la cabane afin qu'il assiste à la fin des « réjouissances ». Mais la seconde fille du groupe, Eleanor (Jennie Jacques), s'est libérée de ses liens et inflige aux deux frères un terrible châtiment.



Comme chez Pete Walker, la charge anti-famille s'accommode sans encombre de notations conservatrices. Robert Heach et le scénariste Matthew McGuchan attribuent clairement les désordres psychologiques de Justin et Felix au poids écrasant des valeurs patriarcales et bourgeoises. La participation de Justin au conflit Afghan, qui lui permit de tester sa résistance à la douleur (ce dont témoignent les cicatrices qu'il arbore fièrement) et le rendit témoin d'actes de torture, est une autre cause probable de son déséquilibre mental, et découle également de diktats patriarcaux. Comme de juste, son éducation rigoriste détermine chez lui une homophobie virulente, tandis qu'elle impose à Felix le refoulement de sa bisexualité. Pour Justin, « cette faiblesse (l'homosexualité) ne fai[t] pas partie d[es] gènes » de son frère, et c'est l'accusation portée contre lui qui le poussa au suicide – un geste non moins répréhensible à ses yeux, car contraire aux principes catholiques (« Le suicide est une honte », affirme-t-il).
Parallèlement à leur critique libérale d'une structure familiale génératrice de névroses, les auteurs se livrent à l'étude d'une démission masculine présentée comme alarmante - un constat qui mitige sensiblement leur contestation de l'homophobie. Durant la soirée festive qui ouvre le film, les étudiants multiplient les railleries sur leur virilité respective. Felix se fait traiter de « pédale » par le fiancé de Gemma (injure arbitraire, puisqu'il vient d'avouer son attirance pour la jeune fille), et Paul (Liam Boyle) faillit à son honneur de mâle en s'assoupissant auprès de la très requérante Eleanor. Nous apprenons dans les dernières séquences que cette dernière s'est vengée de sa frustration en poussant Felix à pratiquer une fellation sur Paul à moitié endormi. Cet acte, qu'elle filme dans l'intention de faire chanter Felix, est dépeint comme le summum de la dégradation masculine, à tel point qu'il fournit à l'intrigue son coup de théâtre final, censé terrasser le spectateur. Dès lors, Eleanor est implicitement désignée comme responsable des malheurs du groupe (avec Luke, auteur de la carte postale litigieuse). Présentée durant tout le film comme un personnage égoïste et futile à la sexualité agressive, elle s'apparente à une seconde antagoniste. Quand bien même elle triomphe de Justin et sauve la vie de Paul, elle est indirectement impliquée dans la mort de ses amis, et sa sortie finale, où elle salue les deux frères d'un ironique « Merci pour cette soirée, les mecs ! », la place moins en Final Girl traditionnelle qu'en furie vengeresse aussi dangereuse que Justin.



Quelle que soit la façon dont on l'appréhende, Eleanor est porteuse des contradictions idéologiques des auteurs, moins progressistes que ne le suggère leur discours anti-famille. S'ils souhaitaient en faire une figure positive, son instrumentalisation de l'homosexualité (dans laquelle elle voit un légitime objet de chantage) trahit son homophobie latente et en fait une héroïne fort peu libérale. S'ils l'envisagent au contraire comme une antagoniste, ce ne peut être qu'en raison de sa liberté sexuelle, du défi qu'elle présente à l'autorité masculine et au système capitaliste (elle comptait utiliser l'argent du chantage pour renflouer l'entreprise de son père). Le dénouement la montre arpentant la cabane et toisant du haut de ses talons les deux frères immobilisés, tout en vidant une bouteille de champagne à même le goulot. Parfaite incarnation d'une féminité castratrice et dangereusement séductrice, elle transmet l'image fortement misogyne d'un « cauchemar féministe » incarné.


Dans une interview visible sur internet, le comédien David Oakes déclare sous forme de boutade qu'il souhaiterait produire une suite du film où son personnage affronterait son homophobie3. Un bon moyen d'y parvenir serait pour Justin d'assumer les tendances homosexuelles suggérées par le scénario. Celles-ci se manifestent dans ses rapports avec Luke, qu'il choisit arbitrairement comme assistant. Lors d'une conversation sur le perron de la cabane, Justin qualifie Luke de « mec bien » sans raison discernable – le jeune homme vient de se décrire comme un être superficiel doublé d'un dealer minable. Il se montre envers lui étrangement prévenant, s'excusant presque de son recours à la violence. Plus tard, Luke répond à cette clémence de façon tout aussi singulière, en renonçant à sa seule chance de mettre Justin hors d'état de nuire. Quand l'un de ses amis dealers, Jonesy (Jason Maza) survient inopinément et aveugle Justin avec un gaz lacrymogène, Luke ne ramasse pas le revolver perdu par ce dernier. Justin lui confie alors l'arme et lui laisse le choix de tirer l'ultime balle sur Jonesy ou sur lui. Contre toute attente, Luke choisit d'abattre son ami. Ainsi le psychopathe n'hésite-t-il pas à remettre sa vie entre les mains de son « favori », qui, en retour, préfère sacrifier ses camarades et mettre sa propre existence en péril que de le décevoir. Justin proposera ensuite à Luke de s'enfuir avec lui, le temps que son père ait aplani la situation. Qu'elle relève du syndrome de Stockholm (pour Luke) ou de la connivence amoureuse – peut-être des deux –, cette collaboration surprend chez des individus professant un égal mépris des sentiments homophiles (n'oublions pas que Luke est l'expéditeur de la carte où Felix est traité de « pédale »).


Il n'en est pas moins vrai, comme le remarque David Oakes, que Justin échoue à corriger son homophobie, ce qui semble logique dans un film où la honte d'être gay est considérée comme légitime par l'ensemble des protagonistes – hormis en l'espèce du saphisme. Ainsi, lorsqu'Eleanor se voit imposer de donner à Gemma « un baiser long, chaud et humide » au cours de la partie d' « action ou vérité », nul ne s'en offusque ; mais les garçons précisent d'emblée qu'ils ne se soumettront pas à un tel gage – « Pas de trucs de pédés ! », insiste Justin. On sait que la bisexualité féminine est acceptable pour l'hétérosexuel mâle parce qu'elle constitue un fantasme érotique et ne porte pas atteinte à sa virilité. Le lesbianisme exclusif est moins bien considéré, qui implique la superfluité de l'élément masculin. Le baiser d'Eleanor à Gemma est une action dépourvue de vérité dans un film où toute trace d'homosexualité est perçue comme une tache délébile, ou maintenue dans l'implicite.


Comme je l'ai signalé, Action ou vérité fait du gore un usage plus mesuré que les « torture porns » de la décennie précédente. La torture n'est pas employée pour satisfaire les pulsions sadiques du bourreau, comme dans Hostel et ses succédanés, mais vise à l'obtention d'un aveu et s'offre ainsi une légitimation semblable à celle que revendiquent les tortionnaires de guerre (l'allusion au conflit Afghan confirme cette similitude). La seule torture physique pratiquée par Justin lui est d'ailleurs inspirée par son expérience militaire : elle consiste à introduire dans l'œsophage de la victime un tuyau raccordé à deux bonbonnes – l'une emplie d'eau, l'autre d'acide – et à laisser au malheureux le choix du robinet à ouvrir (étant entendu que les deux liquides présentent le même aspect). Justin confie cette décision aux témoins du supplice, ajoutant à celui-ci une dimension psychologique. Synthétisée dans le titre du film, la notion de choix imposé était l'une des constantes de la franchise Saw et se retrouve dans un autre de ses dérivés, l'excellent Would You Rather.


1  Autres exemples : Behind Your Eyes (Clint Lien, 2011), Would You Rather (David Guy Levy, 2012).

2  Jeu où un participant désigné par le hasard doit choisir entre répondre à une question ou accomplir un gage.

lundi 17 février 2014

THE MONGRELOID (George Kuchar, 1978)

"Dans la veine des journaux intimes filmés par le cinéaste, The Mongreloid (1978) est une évocation par George de ses souvenirs avec son chien Bocko, qu'il raconte à l'animal de la même façon qu'il le ferait à un être humain. L'impression d'assister à un échange amoureux est renforcée par l'emploi ironique de la bande originale de Love Story (Arthur HILLER, 1970), de sorte que le film s'apparente à une parodie d'un certain cinéma romantique au sentimentalisme faisandé. La séquence où George montre au chien indifférent certains de ses jouets préférés, est l'un des moments les plus savoureux de ce badinage filmique reposant sur le principe Camp du décalage distanciateur."
Extrait de "Fabuleusement Outré ! 20 ans de cinéma Camp" - à paraître...


mercredi 5 février 2014

FIGURES ET FEUILLES MORTES


"Figures et feuilles mortes" est un recueil de nouvelles rédigé en 1992, et jamais publié. C'est après l'avoir lu que Jean Rollin me proposa d'écrire mon premier roman pour sa collection "Frayeur", éditée au Fleuve Noir de 1994 à 1995. Je reproduis ce texte, extrait du manuscrit, tel qu'il fut écrit, sans y apporter d'autres modifications qu'orthographiques, selon un principe auquel Jean était très attaché : ne jamais céder aux repentirs. Il déclarait volontiers que le premier jet, aussi maladroit soit-il, est seul garant de la sincérité. "Ses vers faux furent ses seuls vrais", écrivait Tristan Corbière, poète cher au cœur du cinéaste-écrivain, qui lui dédia son premier court-métrage, "Les Amours jaunes".

ALPHONSE ET LES TRAINS


photo © Damien Massart

Ce train qui part, ce train qui quitte la gare, c'est celui qu'Alphonse ne prend pas.
Il reste sur le quai, et la vapeur monte, se lève comme une brume gloutonne. Il reste sur le quai, et la vapeur estompe sa silhouette maigre et noire. Le train s'élance, jaillit de sa fumée grise, rugit comme un lion de métal.
Le vacarme et la fumée se retirent, laissant Alphonse debout sur le quai, très seul
. Il regarde le train qui s'en va sans lui, le train qu'il n'a pas pris.
Je vous présente Alphonse, l'homme des quais, l'homme à la valise, qui attend les trains et ne les prend pas.
Il est ponctuel, il ne manque jamais un départ. Il connaît par cœur le calendrier ferroviaire. Les trains passent devant lui, la vapeur le recouvre de sa large vague, l'engloutit. Puis les wagons se mettent en branle, la vague se retire, et Alphonse est toujours là, sur le quai.
Parfois, des voyageurs, des vrais, ceux qui sont montés dans les trains et qui en descendent, maintenant, car ils sont parvenus à destination, de vrais voyageurs donc, le regardent avec pitié et lui demandent : "Eh bien, monsieur ? Vous avez raté votre train ?"

Alphonse ne répond pas. Il leur tourne le dos et, d'un pas rapide, quitte le quai. Il rejoint le hall de la gare. Là, il prend place sur un siège.
Quand on occupe un siège dans le hall d'une gare, c'est qu'on attend son train. Alphonse le sait bien. Il est pareil à ceux qui sont assis ici, ces gens qui se ressemblent parce qu'ils sont assis, assis à cet endroit précis. Ils attendent un train qui les mènera à L., à P. ou à N. Alphonse attend un train qu'il ne prendra pas, qu'il ne ratera pas, qu'il laissera passer, simplement.
C'est bien, pour Alphonse, de laisser passer les choses. Cela lui procure un sentiment indéfinissable. Il ne sait pas, au juste, si cela le rend triste ou gai. Il est probable que cela ne le rende rien du tout, que cela le laisse tel qu'il est. C'est justement ce qui lui plaît, ou plutôt ne lui déplaît pas.

Il laisse passer le train, et le train le laisse tel qu'il est.
Il est toujours à l'heure, et l'heure passe, le laissant inchangé, attendant toujours. Attendant un autre train, sur un autre quai, à une autre heure. Un peu comme je le fais ici, avec les mots. Je les laisse passer. Ils passent sans me regarder, à l'heure qu'ils ont choisie, et me laissent sur le quai, où j'attends avec mon maigre bagage.
Je crois que beaucoup d'hommes et de femmes sont comme moi, mais tous ne le savent pas.
Alphonse, quand il écrivait, savait très bien ce qu'il faisait. Il se tenait à son bureau, le regard suspendu dans l'espace. Pendant longtemps, il écrivait face à la fenêtre. Mais il comprit que cela ne changeait rien du tout, que son regard demeurait confiné autour de son bureau, que les mots ne se promenaient pas dans le paysage. Alors, il écrivit devant un mur.
Puis il a oublié d'écrire, tout doucement. Il n'y pensait plus, cela lui était sorti de la tête. C'est alors qu'il se mit à attendre les trains pour ne pas les prendre.
Je suis assis près d'Alphonse, tout à coup, sur un siège dans le hall de la gare. Je le trouve fatigué. Sa peau est aussi fripée que ses vêtements, ses mains sont longues et taries. Je trouve que la gare où il attend est une gare de province, une gare du Nord. Je ne sais pas pourquoi, mais les trains qui passent dans les gares du Nord ressemblent vraiment à des trains. Ils ne font que passer avant de foncer dans les plaines, ils longent souvent des cimetières qui s'étendent à proximité des rails.

Moi, je n'ai pas encore le courage d'attendre et de laisser passer les trains, comme Alphonse. J'écris encore, pour le moment. Mais il m'arrive de m'asseoir dans les gares, comme aujourd'hui, et de regarder les gens qui attendent les trains.
Alphonse se lève, il traverse le hall en direction des portes vitrées ouvrant sur les quais. Il a disparu de ma vue, laissant sa petite valise à mes pieds. Il l'a oubliée, et j'ai beaucoup de mal à le croire. Elle est pourtant là, à mes pieds, près du siège où, il y a quelques secondes, Alphonse était assis.
Je pourrais la ramasser et courir vers les quais. Appeler : "Monsieur ! Monsieur !" - car je ne suis pas censé connaître son prénom. "Hep ! Monsieur ! Vous avez oublié votre valise ! Vous l'avez laissée à mes pieds..."

Je pourrais faire cela, mais je comprends que ce serait ridicule, et surtout inutile. A quoi sert de courir, quand je sais qu'Alphonse marche très lentement, qu'il prend son temps et reste un long moment sur le quai avant l'arrivée d'un train ? Ce n'est pas la peine de me presser.
Il est inutile de marcher et de le rejoindre quand je sais qu'il reviendra s'asseoir là où il était, là où il a laissé sa petite valise.
Elle doit être légère. Elle doit être vide. J'imagine la légèreté de cette valise vide qui sent le renfermé. J'imagine cette odeur, son seul contenu, sans doute. 
Alphonse reviendra s'asseoir, car il laisse toujours passer les trains. Il ne les prend pas, et je ne devrais pas en douter puisque j'écris son histoire, ou plutôt, ses moments. Je me trouve idiot d'avoir songé à le suivre, à lui rapporter sa valise. Il ne l'a pas oubliée, non ; il sait qu'il reviendra et s'est dit : "A quoi bon emporter cette valise vide ? Je vais la laisser ici, dans le hall. Elle m'attendra."
Et je me dis que, tout de même, c'est risqué d'agir de la sorte. Quelqu'un pourrait la lui voler. 
A la réflexion, non. Qui pourrait bien voler une valise vide, qui sent le renfermé ?
Alors je reste assis, et j'attends le retour d'Alphonse. Au loin, j'entends le vacarme du train qui entre en gare. Le sifflement de la vapeur. Le crissement strident des roues sur les rails. Des bruits de pas sur le quai, des voyageurs qui descendent, d'autres qui montent. Puis le train se remet en marche. Stridence. Vapeur.
Alphonse est sur le quai, je l'imagine. Un voyageur s'approche de lui, je pense : "Eh bien, monsieur ? Vous avez raté votre train ?"
Demi-tour d'Alphonse. Il va revenir, je l'attends.
J'attends, et j'attends, et j'attends Alphonse qui ne vient pas.
Je fixe les portes vitrées qui ouvrent sur les quais. Beaucoup de gens les ont franchies, venus du train, ont traversé la gare, sont ressortis. Pas d'Alphonse.
Alors, je me décide à aller voir, et je prends la valise. Quelle surprise ! Elle pèse lourd, très lourd. Elle doit être pleine à craquer.
Je passe les portes, et me voici sur le quai 1. De là, je scrute les autres quais, par-delà les voies. Personne. Rien.
Alphonse a pris le train.
Et je suis là, planté sur le quai 1, tenant à la main une valise pleine de je ne sais quoi qui ne m'appartient pas. Je retourne m'asseoir, là où Alphonse se tenait tout à l'heure, à côté du siège où j'étais moi-même assis il y a deux ou trois minutes.
Je pose la valise sur mes genoux, et l'ouvre sans difficulté. Peut-être ne devrais-je pas fouiller une valise qui ne m'appartient pas ? Tant pis, elle est ouverte et contient, à ras-bord, des cahiers d'écolier, cornés, tachés d'encre, salis. J'en ouvre un, puis un autre, puis un autre encore.
Ils se ressemblent tous, tellement que j'ai l'impression de feuilleter toujours le même. Sur chaque ligne de chaque page de chaque cahier, il est écrit :

"Un train passe."
Pas une page blanche, pas une ligne vierge, tout est noirci.
"Un train passe". 
Trois mots répétés des milliers de fois sur des centaines de pages de dizaines de cahiers d'écolier. 
Je ferme les cahiers. Je ferme la valise. Je me lève et quitte le hall en direction des quais.Le ciel est gris, pesant, uniforme. On dirait de la gaze. Sur ma droite, dans le lointain, j'entends un grondement qui va enflant.
Alphonse. Où êtes-vous Alphonse ?
La bête de métal crache la fumée par toutes ses gueules. Je suis enveloppé par un nuage de vapeur âcre, étouffante. Il y a beaucoup de bruit, mais je ne vois rien à travers cette fumée.
Des pas. Des voix. Au revoir. Bonjour.
Et encore un chaos de sons stridents, de crissements, comme l'écho mille fois amplifié de dents qui grincent. Peu à peu, le nuage s'effiloche, et je vois mieux ce qui m'entoure. Le quai, le train qui part, les voyageurs pressés.
"Eh bien, monsieur ? Vous avez raté votre train ?"
Le prochain train passera dans vingt-deux minutes.
Il faut que j'aille m'asseoir. 
1992