Action ou vérité s'inscrit dans une mouvance récente du « torture
porn », qui intégre au sous-genre des éléments diégétiques et esthétiques
issus du slasher des années 1980 et de la tradition gothique1.
Abandonnant les décors post-industriels de Saw et de Hostel, et
limitant les effets gore en faveur d'une violence plus cérébrale, ce courant
s'attache à l'une des influences souterraines (mais déterminantes) de Saw
: le roman policier à énigme du type « Dix petits Nègres ». Individus
réunis en un lieu isolé, élimination progressive des protagonistes, climat de suspicion
et animosité croissante entre les survivants, twists multiples : ces
données invariables donnent souvent matière à des fables morales aussi
sommaires que ludiques. On y retrouve certaines constantes propres à la
littérature gothique : un fond de puritanisme inquiet, l'identification de
l'aristocratie au Mal, un mélange de conservatisme et de progressisme souvent
sensible dans la peinture des personnages féminins.
Le film de Robert Heath évoque à ce titre l'univers du
cinéaste Pete Walker, figure emblématique du cinéma d'horreur britannique des
années 1970, dont les œuvres de facture anticonformiste dissimulaient un propos
souvent réactionnaire. Action ou vérité explore l'un des thèmes
de prédilection de Walker : la famille, ses principes fondamentaux et ses
dysfonctionnements. Celle du film, vieille de seize générations et reposant sur
une intransigeante foi catholique, est un produit typique de l'ordre patriarcal
le plus répressif. Le cadet de la lignée, Felix (Tom Kane), est humilié par des
camarades étudiants lors d'une partie d' « action ou vérité »2
où il révèle son attirance pour la séduisante Gemma (Florence Hall). Quelques
mois plus tard, ses tourmenteurs sont invités à célébrer son anniversaire dans
la riche demeure ancestrale. Trouvant les lieux déserts, ils apprennent par un
domestique que la fête aura lieu dans une cabane au milieu d'un bois. Ils y sont accueillis par Justin (David Oakes), le frère de Felix,
retenu à l'étranger par une œuvre caritative. Le jeune homme les convie à une
partie d' « action ou vérité » où il leur révèle que Felix s'est
suicidé après avoir reçu une carte postale anonyme l'accusant d'homosexualité.
Justin soumet ses hôtes à la torture afin que l'expéditeur du billet se
dénonce. Contraint de lui servir d'assistant, Luke (Alexander Vlahos) est
épargné par les épreuves, alors qu'il est le véritable coupable. Gemma parvient
à s'enfuir et se réfugie dans la demeure familiale, où elle découvre Felix
toujours vivant, paralysé suite à sa tentative de suicide. Elle est tuée par Justin, qui mène son frère à la cabane afin qu'il assiste à la fin des
« réjouissances ». Mais la seconde fille du groupe, Eleanor (Jennie
Jacques), s'est libérée de ses liens et inflige aux deux frères un terrible châtiment.
Comme chez Pete Walker, la charge anti-famille
s'accommode sans encombre de notations conservatrices. Robert
Heach et le scénariste Matthew McGuchan attribuent clairement les désordres
psychologiques de Justin et Felix au poids écrasant des valeurs patriarcales et
bourgeoises. La participation de Justin au conflit Afghan, qui lui permit de
tester sa résistance à la douleur (ce dont témoignent les cicatrices qu'il
arbore fièrement) et le rendit témoin d'actes de torture, est une autre cause
probable de son déséquilibre mental, et découle également de diktats
patriarcaux. Comme de juste, son éducation rigoriste détermine chez lui une
homophobie virulente, tandis qu'elle impose à Felix le refoulement de sa
bisexualité. Pour Justin, « cette faiblesse (l'homosexualité) ne
fai[t] pas partie d[es] gènes » de son frère, et c'est l'accusation portée contre lui qui le poussa au suicide – un geste non moins
répréhensible à ses yeux, car contraire aux principes catholiques (« Le
suicide est une honte », affirme-t-il).
Parallèlement à leur critique libérale d'une structure
familiale génératrice de névroses, les auteurs se livrent à l'étude d'une
démission masculine présentée comme alarmante - un constat qui mitige sensiblement leur
contestation de l'homophobie. Durant la soirée festive qui ouvre le
film, les étudiants multiplient les railleries sur leur virilité respective. Felix se fait traiter de « pédale » par le fiancé de Gemma (injure
arbitraire, puisqu'il vient d'avouer son attirance pour la jeune fille), et
Paul (Liam Boyle) faillit à son honneur de mâle en s'assoupissant auprès de la
très requérante Eleanor. Nous apprenons dans les dernières séquences que cette
dernière s'est vengée de sa frustration en poussant Felix à pratiquer une
fellation sur Paul à moitié endormi. Cet acte, qu'elle filme dans l'intention
de faire chanter Felix, est dépeint comme le summum de la dégradation
masculine, à tel point qu'il fournit à l'intrigue son coup de théâtre final,
censé terrasser le spectateur. Dès lors, Eleanor est implicitement désignée
comme responsable des malheurs du groupe (avec Luke, auteur de la carte postale
litigieuse). Présentée durant tout le film comme un personnage égoïste et
futile à la sexualité agressive, elle s'apparente à une seconde antagoniste.
Quand bien même elle triomphe de Justin et sauve la vie de Paul, elle est
indirectement impliquée dans la mort de ses amis, et sa sortie finale, où elle
salue les deux frères d'un ironique « Merci pour cette soirée, les mecs
! », la place moins en Final Girl traditionnelle qu'en furie
vengeresse aussi dangereuse que Justin.
Quelle que soit la façon dont on l'appréhende, Eleanor est
porteuse des contradictions idéologiques des auteurs, moins progressistes que
ne le suggère leur discours anti-famille. S'ils souhaitaient en faire une
figure positive, son instrumentalisation de l'homosexualité (dans laquelle elle
voit un légitime objet de chantage) trahit son homophobie latente et en fait
une héroïne fort peu libérale. S'ils l'envisagent au contraire comme une
antagoniste, ce ne peut être qu'en raison de sa liberté sexuelle, du défi
qu'elle présente à l'autorité masculine et au
système capitaliste (elle comptait utiliser l'argent du chantage pour renflouer
l'entreprise de son père). Le dénouement la montre arpentant la cabane et
toisant du haut de ses talons les deux frères immobilisés, tout en vidant une
bouteille de champagne à même le goulot. Parfaite incarnation d'une féminité
castratrice et dangereusement séductrice, elle transmet l'image fortement
misogyne d'un « cauchemar féministe » incarné.
Dans une interview visible sur internet, le comédien
David Oakes déclare sous forme de boutade qu'il souhaiterait produire une suite
du film où son personnage affronterait son homophobie3. Un bon moyen d'y parvenir serait
pour Justin d'assumer les tendances homosexuelles suggérées par le
scénario. Celles-ci se manifestent dans ses rapports avec Luke, qu'il choisit
arbitrairement comme assistant. Lors d'une conversation sur le perron de la
cabane, Justin qualifie Luke de « mec bien » sans raison
discernable – le jeune homme vient de se décrire comme un être superficiel
doublé d'un dealer minable. Il se montre envers lui étrangement prévenant,
s'excusant presque de son recours à la violence. Plus tard, Luke répond à cette
clémence de façon tout aussi singulière, en renonçant à sa seule chance de
mettre Justin hors d'état de nuire. Quand l'un de ses amis dealers, Jonesy
(Jason Maza) survient inopinément et aveugle Justin avec un gaz lacrymogène,
Luke ne ramasse pas le revolver perdu par ce dernier. Justin lui confie alors
l'arme et lui laisse le choix de tirer l'ultime balle sur Jonesy ou sur lui.
Contre toute attente, Luke choisit d'abattre son ami. Ainsi le psychopathe
n'hésite-t-il pas à remettre sa vie entre les mains de son « favori »,
qui, en retour, préfère sacrifier ses camarades et mettre sa propre existence
en péril que de le décevoir. Justin proposera ensuite à Luke de s'enfuir avec
lui, le temps que son père ait aplani la situation. Qu'elle relève du syndrome
de Stockholm (pour Luke) ou de la connivence amoureuse – peut-être des deux –,
cette collaboration surprend chez des individus professant un égal mépris des
sentiments homophiles (n'oublions pas que Luke est l'expéditeur de la carte où
Felix est traité de « pédale »).
Il n'en est pas moins vrai, comme le remarque David
Oakes, que Justin échoue à corriger son homophobie, ce qui semble logique dans
un film où la honte d'être gay est considérée comme légitime par l'ensemble
des protagonistes – hormis en l'espèce du saphisme. Ainsi, lorsqu'Eleanor se
voit imposer de donner à Gemma « un baiser long, chaud et humide »
au cours de la partie d' « action ou vérité », nul ne s'en
offusque ; mais les garçons précisent d'emblée qu'ils ne se soumettront pas à
un tel gage – « Pas de trucs de pédés ! », insiste Justin. On
sait que la bisexualité féminine est acceptable pour l'hétérosexuel mâle parce
qu'elle constitue un fantasme érotique et ne porte pas atteinte à sa virilité.
Le lesbianisme exclusif est moins bien considéré, qui implique la superfluité
de l'élément masculin. Le baiser d'Eleanor à Gemma est une action dépourvue de
vérité dans un film où toute trace d'homosexualité est perçue comme une tache
délébile, ou maintenue dans l'implicite.
Comme je l'ai signalé, Action ou vérité fait du
gore un usage plus mesuré que les « torture porns » de la décennie
précédente. La torture n'est pas employée pour satisfaire les pulsions sadiques
du bourreau, comme dans Hostel et ses succédanés, mais vise à
l'obtention d'un aveu et s'offre ainsi une légitimation semblable à celle que
revendiquent les tortionnaires de guerre (l'allusion au conflit Afghan confirme
cette similitude). La seule torture physique pratiquée par Justin lui est
d'ailleurs inspirée par son expérience militaire : elle consiste à introduire
dans l'œsophage de la victime un tuyau raccordé à deux bonbonnes – l'une emplie
d'eau, l'autre d'acide – et à laisser au malheureux le choix du robinet à
ouvrir (étant entendu que les deux liquides présentent le même aspect). Justin
confie cette décision aux témoins du supplice, ajoutant à celui-ci une dimension
psychologique. Synthétisée dans le titre du film, la notion de choix imposé
était l'une des constantes de la franchise Saw et se retrouve dans un
autre de ses dérivés, l'excellent Would You Rather.
1 Autres exemples : Behind Your
Eyes (Clint Lien, 2011), Would You Rather (David Guy Levy, 2012).